Histoire de la Rome antique de Lucien Jerphagnon (2002)

Publié le 13 Janvier 2013

Présentation

Rome, maîtresse du monde. Les douze siècles de l'histoire romaine ont longtemps constitué le passage obligé d'une éducation humaniste. Ils pâtissent aujourd'hui des clichés et des anachronismes répandus par le cinéma et le roman. Aristocrates républicains idéalisés en défenseurs des libertés modernes ; empereurs rabaissés au rang de tyrans maniaques ; premiers chrétiens confinés dans l'obscurité des catacombes. Un Constantin le Grand, naguère converti miraculeux, devient un cynique calculateur (" Rome vaut bien une messe ") ; un Julien, naguère scandaleux apostat, se voit paré de toutes les vertus du paganisme. Autant de généralités hâtives que Lucien Jerphagnon s'emploie à combattre, avec un bonheur d'écriture, une densité de réflexion et un humour souvent corrosif qui sont un véritable régal. Le lecteur trouvera ici un véritable tour de force, à la fois synthèse d'histoire politique, militaire, sociale et intellectuelle, nourrie des derniers acquis de la recherche, et vaste fresque où se côtoient grands seigneurs, soldats, administrateurs, mécènes, poètes et philosophes. Tous ont contribué à bâtir cette civilisation fascinante, dont l'héritage imprègne, aujourd'hui encore, notre pensée et notre langage.

Mes remarques

Lucien Jerphagnon (1921-2011) n'est pas un historien, mais un philosophe. Spécialiste de l'antiquité et du moyen âge, il a gratifié les historiens d'une Histoire de la Rome antique fort utile. Il n'aborde pas cette histoire d'un point de vue d'historien, mais d'un point de vue de philosophe. Il utilise, bien sûr, les mêmes méthodes de recherches que celles des historiens, mais il oriente autrement son propos. Il veut aider ses étudiants à contextualiser, à se faire une idée du cadre social, politique et surtout culturel dans lequel vivait Cicéron, Marc Aurèle, et tous les autres.

Trois de ses livres sont, ou seront sans doute des classiques : Histoire de la Rome antique (2002), Les dieux ne sont jamais loin (2006) et Au bonheur des sages (2007). C'est le premier qui va nous intéresser ici. Je l'ai lu relativement vite, avec un réel plaisir, et avec aussi, c'est important, avec cette soif de connaître qui m'anime parfois. Le livre n'est pas autre chose qu'une « Introduction à l'histoire de la Rome antique », c'est-à-dire un aperçu, une fresque, et donc, naturellement, et Jerphagnon ne le cache pas, une fresque incomplète. Son propos commence bien devrais-je dire : « "Si Rome m'était contée..." C'est vrai : depuis l'enfance, j'y ai pris un plaisir extrême - et aussi, depuis l'âge mûr, quelques coups de sang toutes les fois qu'il me faut constater l'insignifiance ou la niaiserie de ce qu'on entend dire couramment "des Romains". Considérés en bloc, bien sûr, toutes époques, toutes origines, toutes catégories sociales confondues. Rome avait pourtant, elle aussi, ses propriétaires et ses prolétaires, ses directeurs de sociétés et ses manœuvres-balai. Ils ne buvaient pas le même vin, ne mangeaient pas la même cuisine et leurs enfants ne faisaient pas précisément les mêmes études. Faute de le dire, que de clichés passe-partout ! Imaginez plutôt ce qu'on racontera "des Français" dans vingt siècles, si du moins on en parle encore. On mêlera les troubadours, les chauffeurs-livreurs, les seigneurs féodaux, les poilus de 14-18, et tout ce monde évoluera dans un temps fait de toutes les époques superposées : celle de Jeanne d'Arc, de Charles de Gaulle, du bon roi Dagobert. C'est exactement ce qu'on fait à propos de la Rome antique : douze siècles d'Histoire, si complexes, si délicats à cerner, réduits à quelques fadaises, inusables poncifs à base d'orgies, de gens couronnés de roses et qui se font vomir, de premiers chrétiens dans leur catacombes et d'amphithéâtres bourrés de lions. A part quelques noms : Jules César (à cause des "chaussés" ? A cause d'Astérix ?), Néron, bien sûr, avec sa lyre et son incendie, et pour les plus âgés, Vespasien, je ne vois pas grand monde émerger, au hasard des conversations, des ruines de cette civilisation dont la langue même est en train de mourir pour la seconde fois faute d'être plus largement enseignée. » (p. 13-14)

Le début de l'Introduction donne une idée de ce que veut l'auteur : remettre les choses à leur place en donnant des connaissances aux lecteurs. Pour moi qui en étais au stade des préjugés, c'est un excellent livre. De plus, je dois le dire, j'ai souvent été outré par certains propos tenu sur le moyen âge, les Mérovingiens (des monstres attardés pour certains), etc., etc. Penser que les hommes du moyen âge (période qui s'étale sur dix siècles !) sont tous des pauvres paysans opprimés par des seigneurs féodaux, des pilleurs, des brigands, des incendiaires, reste une vision assez limité de la réalité. Entre Charles Ier le Grand (768-814) et Charles VIII l'Affable (1483-1498) il y a tout de même une différence de culture, d'époque, de manière de penser, de façon d'être en société, etc., etc. C'est cela que Jerphagnon veut nous montrer avec la Rome antique. De Romulus à César il y a déjà sept siècles de différence, et de César à Clovis il y en a cinq. Si l'on imagine déjà la différence qu'il y a entre l'époque de Charles VIII à celle de Louis XIV (1498 à 1715) elle est énorme. Il y a, nous Français de 2010, presque trois siècles qui nous séparent de la mort de Louis XIV. Il faut retenir de cela que le temps, la notion du temps, c'est quelque chose d'important en Histoire. Il ne faut jamais l’oublier. Cela permet d'éviter les amalgames. Par exemple : César était un dictateur lettré. Napoléon III est le parfait exemple de cet accaparement de l'Histoire pour se forger une image. C’est une récupération. Il est donc nécessaire de faire la part des choses. Jamais César n'aurait pu prévoir que 19 siècles plus tard il servirait de modèle aux bonapartistes. Le contexte politique, économique et social était différent. La mentalité était différente. Les mœurs et coutumes étaient différentes. Le droit était différent. La langue et la religion était différentes, etc., etc. En un mot, rien ne relie César à Napoléon. Rien ? Si pourtant. Ce lien étroit, magique, intense, qui, parfois, relie un être humain à un autre être humain, peu importe la distance qui les sépare, le temps, le milieu social et la religion. Ils s'aiment, mais c'est un amour comme souvent il y en a dans l’histoire entre l'admirateur et celui que Hegel appel le Grand Homme.

Jerphagnon, loin de rester dans son univers, dans son monde des idées, de la philosophie, va nous faire voyager au fil du temps, va nous faire découvrir des sociétés inconnues, des Grands Hommes dont l'inexistence nous fait défaut, dont le nom même n'est rien pour nous qu'un long silence perdu dans les profondeurs du Styx, etc., etc. Je sais : mes propos sont d'un style et d'un goût un peu dépassé, mais si vrai... En vérité, il faudrait, pour parler d'histoire, savoir écrire comme Chateaubriand ; avoir un style romantique qui n'hésite pas à plonger dans le monde de l'épopée et des héros ; héros d'une histoire qui n'est plus une histoire mythique, mais une histoire réelle, une histoire dont nous pouvons prouver l'existence grâce aux traces et aux documents que nous ont laissés nos lointains ancêtres... C'est si merveilleux ! Le livre de Jerphagnon n'est donc pas un simple livre d'Histoire, même si le style, celui du philosophe, est parfois jargonneux, mais c'est un véritable voyage dans le temps vitesse grand V...

« Cela dit, nous explique notre auteur, je serais atterré qu'on me prêtât la prétention de présenter ici le livre idéal qui suffirai à tout : "Prenez et lisez, etc." Par tous les dieux ! Il faudrait être paranoïaque ou à peu près inculte. Plus modeste infiniment est mon intention : offrir quelque chose comme une approche de la Rome antique. Je la destine non point à mes collègues spécialistes, qui n'en ont aucun besoin, mais à tous ceux qui auraient envie de prendre une vue cavalière sur ces douze siècles qui préludent à notre propre civilisation. (...) Voilà pourquoi j'ai essayé d'être aussi complet que possible, et moins ennuyeux qu'il se pouvait. (...) Cela devait être rédigé aussi simplement que possible, comme une histoire qu'on raconte, afin que tout être raisonnable pût y avoir accès, et peut-être même y trouver plaisir. » (p. 17, 18-19) Cette « Introduction » a été écrite en mars 1987 comme l'indique l'ouvrage... Seulement, le contenu du livre a été revu et complété par l'auteur pour cette édition de 2002. Je crois d'ailleurs que le livre a été revu et complété en 2009, mais je ne puis l'affirmer avec certitude. 

Le monde des idées et des pensées, y côtoie le monde des dates, des grands hommes, et cela avec une facilité déconcertante... Par exemple, voilà ce qu'il dit du siècle d'Auguste (le Ier après notre ère) : « Peu de siècles, quand on y songe, auront rassemblé autant de cartes maîtresses, autant de gloires dans les lettres, les arts, l'histoire et ce qu'on peut appeler, toutes choses égales d'ailleurs, la science. C'est vraiment le Grand Siècle. » (p. 222) Après Auguste, et ce siècle d'or, Tibère. Le IIe siècle apporte un autre style, une autre manière de penser : c'est l'époque du prince-philosophe Marc Aurèle, dont Ridley Scott raconte avec quelques fantaisies la mort. En effet, dans le film il meurt étranglé par son fils dans cette Germanie barbare, alors que, en réalité, il meurt de la peste à Vienne. « La postérité n'a pas été tendre pour le fils de Marc Aurèle. Avec Caligula, Néron, Domitien et quelques autres, Commode est membre du club des princes maudits, voués aux zones les plus désolées des Enfers. Renan, par exemple, le voit comme un "équarrisseur de bêtes, un gladiateur", et les manuels vont répétant qu'il fut une sombre brute, sans se donner la peine d'aller plus loin. » Toutefois, il est vrai que le Sénat ne l'aimait point, que sa sœur Lucilla conspira contre lui... Ainsi, le film de Scott, Gladiator, est une illustration parfaite des amalgames, du mélange entre le mythe et la vérité, que l'on peut faire perdurer. Ceux qui ont regardés le film ne se sont sans doute jamais demandé si c'était vrai ou faux. Penser que Marc Aurèle fut assassiné est bien plus intéressant – en l'assimilant par-là à Socrate – que de penser, comme c'est le cas, qu'il est mort de la peste.

Avec ces quelques lignes vous aurez compris que j'ai bien aimé ce livre et je ne peux que le conseiller à ceux qui veulent s'instruire sans dépenser trop d'énergie (même si certains passages sur la philosophie romaine sont parfois ardus).

Rédigé par Simon Levacher

Publié dans #notes de lecture, #histoire

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