Ecrire la Société féodale. Lettres à Henri Berr 1924-1943 (IMEC, 1992)

Publié le 12 Avril 2024

Je vais parler du contexte de rédaction d'un livre qui reste une référence en Histoire médiévale : La Société féodale par Marc Bloch (1886-1944), publiée en 1939 dans la collection "L'évolution de l'humanité" chez Albin Michel. Je possède ce livre dans son édition de 1968, avec une préface de Paul Chalus. Plus précisément, je vais évoquer sa conception, en me référant à la correspondance entre Henri Berr et Marc Bloch, publiée par l'IMEC en 1992.

Ce livre, c'est un ami qui me l'a donné à la fin décembre 2019, alors que j'étais dans ma famille pour les fêtes. Il a une importance assez personnelle pour moi. En décembre 2013, alors que je vivais une situation familiale compliquée, je l'avais lu à la bibliothèque universitaire. Cette période difficile fût marquée par un retour aux sources historiques, durant laquelle je découvris, ou redécouvris, des historiens comme Braudel, Duby, Vernant, Thompson, Hobsbawm ou encore Favier.

En plus, même si je ne le soutiendrais pas finalement, je préparais alors mon mémoire de recherche de deuxième année de master. Je trouvais inspirant de comprendre la façon dont les grands historiens français des années 1920 et 1930 pensaient et rédigeaient leurs ouvrages à une époque où les moyens technologiques restaient limitatifs (cela m'a toujours fasciné). Aujourd'hui, écrire un mémoire ou une thèse demande beaucoup d'investissements financiers et du temps à lui consacrer. Certes. Malgré tout, les ordinateurs, les bases de données d'articles scientifiques, les mails, le téléphone portable et, surtout, la possibilité offerte par la photographie numérique en terme de rapidité et de stockage, constituent des atouts immenses pour les chercheurs actuels.

Un Georges Duby devait avoir une secrétaire pour retaper à la machine à écrire ses lettres, voir certaines conférences. Un Fernand Braudel devait avoir  à disposition un matériel similaire à celui des professionnels du cinéma de l'époque pour avoir les mêmes résultats qu'un chercheur disposant de tous les outils numériques actuels (cela doit être pris en compte, selon moi, lorsque nous jugeons une œuvre universitaire rédigée il y a un siècle). Les conditions matérielles de rédaction d'un livre ne sont pas anodines.

Dès lors, comment s'est écrite La Société féodale ?

 

I. Les médiévistes universitaires des années 1920-30.

Déjà, il faut considérer un point essentiel. Le monde universitaire de l'entre-deux-guerres, qui est encore celui des années 1950 et 1960, est très fermé. Il y a peu d'universitaires en histoire et, en plus, être médiéviste ce n'était pas quelque chose de concret. Distinguer un médiéviste d'un autre historien pouvait paraître un peu bizarre aux contemporains de ces années-là.

Les premiers grands médiévistes français sont nés dans les années 1880. Il y a le chartiste Louis Halphen (1880-1950), mais aussi des normaliens, comme le directeur de thèse de Georges Duby, Charles-Edmond Perrin (1887-1974), ou Edmond Faral (1882-1958), plutôt littéraire, et Marc Bloch justement. Vous constatez l'écrasante majorité d'hommes. C'est une autre composante de ce monde universitaire : il est (presque) exclusivement masculin.

Je dis presque, car la première femme à publier dans la revue des Annales est Thérèse Sclafert (1876-1959). Elle obtient sa licence avant la Première Guerre mondiale, ce qui est rarissime pour une femme et, en 1926, elle soutient une thèse sur Le Haut Dauphiné au Moyen Âge, dirigée par un autre grand historien médiéviste français de l'époque, Ferdinand Lot (1866-1952).

Pour l'anecdote, le père de Marc Bloch, Gustave (1848-1923), professeur d'histoire antique, avait en 1901, à l’École normale supérieur un élève qui jouera un rôle plus ou moins trouble pendant la Seconde Guerre mondiale en temps que Secrétaire d'état à l'éducation : Jérôme Carcopino (1881-1970). Dans ses Carnets de notes, voici ce que Gustave Bloch écrit sur un exposé donné par Carcopino.

Carnets de notes de Gustave Bloch (source : archives.org)

Toujours est-il que l'histoire se professionnalise à la fin du XIXe siècle. Sous l'impulsion d'Ernest Lavisse (1842-1922), la Licence d'histoire est détachée de la Licence ès lettres, puis le Diplôme d'études supérieurs (DES) est créé en 1886 (c'est l'équivalent de la maîtrise, de niveau bac+4), suivi en 1894 par la réorganisation de l'agrégation. Finalement, la génération d'historien(ne)s, né(e)s dans les années 1880, est celle qui va bénéficier pleinement de cette professionnalisation. Ce n'est pas rien.

Malgré tout, si cette apparition du métier d'historien est globalement positive, elle entraîne aussi la disparition des cours publics. Le Collège de France est aujourd'hui une exception, en permettant à tous d'accéder à des cours universitaires sans frais d'inscriptions, sans diplômes à la clef. La réorganisation de la Sorbonne, par exemple, en 1889, permet la création de nombreux postes et l'apparition, dans le petit monde parisien, de réseaux liés aux revues historiques et aux grandes institutions que sont le Collège de France (justement), mais surtout l’École normale supérieure (où enseignait le père de Marc Bloch).

Avec l'apparition du DES, la réorganisation de l'agrégation, la nécessité de préciser les règles et les méthodes liées à la nouvelle profession se fait ressentir. C'est ainsi que Charles-Victor Langlois et Charles Seignobos publient une Introduction aux études historiques (1898), manuel à destination des futurs étudiants en DES. Les auteurs sont des purs produits de l'université républicaine. La méthodologie proposée est la suivante : il convient de recueillir les documents disponibles, puis d'en proposer une critique, à la fois érudite et interprétative, et enfin de croiser les sources afin d'en extraire des faits fiables. Cette méthode fût attaquée par l’École des Annales (celle de Marc Bloch et Lucien Febvre) car elle se base exclusivement (ou presque) sur les seuls documents écrits et aussi parce qu'elle se contente d'exposer des faits. C'est une histoire événementielle, qui nie l'utilité de la synthèse historique. Si je souligne cette expression c'est que je vais y revenir, car Marc Bloch avait une certaine vision de ce que doit être la synthèse historique.

La création des Annales en 1929 se place aussi dans un contexte de guerre universitaire entre l'histoire et la sociologie. Le but de Bloch et Febvre est d'ouvrir leur discipline vers des questionnements plus économiques et sociaux, tout en essayant d'élargir la base documentaire de l'histoire (ne pas se fonder uniquement sur des sources textuelles). La conception de La Société féodale, de son idée primaire en 1924 à sa parution en deux tomes en 1939 et 1940, s'inscrit dans ce contexte. 

II. La conception de la synthèse historique de Marc Bloch.

Au départ, Lucien Berr, dès 1924, veut confier à Marc Bloch un ouvrage sur l'histoire économique du Moyen-Âge en un volume. Ce dernier trouve cela effrayant :

(...) pour qu'une synthèse soit vraiment utile, il faut encore qu'elle ait des proportions assez amples pour ne pas se réduire à l'état de simple schéma ou de superficielle esquisse ; et je suis vraiment effrayé à l'idée de mettre toute l'histoire économique pendant plus de dix siècles de la vie de toute l'Europe Occidentale, dans un volume si bref.

Ecrire la Société féodale (lettre du 1er mai 1924)

Pour Bloch, donc, une synthèse doit pouvoir aborder l'ensemble des éléments d'un sujet. Il reproche à Berr d'avoir confié à Prosper Boissonnade (1862-1935) un volume sur Le commerce maritime et les grandes compagnies. Il explique que « dans le premier volume [la synthèse], il sera rigoureusement impossible de dire l'essentiel, à moins d'un schématisme bien fâcheux ; dans le second, l'exposition sera inévitablement beaucoup plus détaillée qu'il convient à l'allure générale de la collection » (lettre du 12 juillet 1924).

Bloch ne s'arrête pas uniquement à soulever le déséquilibre du volume que lui-même devra rédiger, mais il imagine ce que pourrait être le contenu des volumes en question - le sien et celui de Boissonnade - et donc leurs faiblesses, notamment en tenant compte de leur agencement dans la collection, entre celui attribué à Ferdinand Lot et celui à Edmond Meynial.

Comme l'écrit Florence Hulak dans Sociétés et mentalités. La science historique de Marc Bloch (Hermann, 2012), il y avait alors deux conceptions de la « synthèse historique ». La première conception est celle d'une histoire globale qui cherche à comprendre la signification des phénomènes d'une période. Une étude historique est alors pensée comme une histoire totale qui se doit d'aborder les institutions, l'économie, la société, la culture, etc, dans une sorte de catalogue. La méthode de Bloch, en revanche, s'intéresse à la réalité matérielle d'une société (comme la société féodale par exemple). Cette réalité, pour lui, agit sur les représentations collectives.

Sur sa propre méthode Bloch explique à Berr : « vous savez, je pense, que toutes mes tendances d'esprit vont précisément vers l'histoire comparée » (lettre du 1er mai 1924). Il compare les différentes représentations collectives d'une société en s'attachant à l'expérience vécue. Pour bien saisir cette expérience vécue, il faut proposer aux lecteurs une histoire synthétique et clairement délimitée dans le temps, tout en bannissant la tentation de l'anachronisme. 

Sur ce point Henri Berr et Marc Bloch se retrouvent. Ils condamnent l'histoire purement politique. Pour Bloch, avant d'écrire, il faut être capable d'observer, c'est-à-dire apprendre à voir les traces laissées par les sociétés du passé, qu'elles soient documentaires ou matérielles. Il montre aussi, comme le relève Hulak (p. 132), qu'il y a des décalages entre les générations et entre les milieux sociaux. Il n'y a pas d'unité au sein d'une société.

Des amitiés et des conflits se forment entre les êtres humains. D'une certaine façon, le présent n'existe pas puisque les époques et les générations se croisent. Cela amène nécessairement Bloch, presque logiquement, à s'intéresser aux structures sociales et à la typologie des liens sociaux qui se développent entre les groupes et entre les générations au sein d'une société. Il faut noter qu'il s'agit d'une théorie - presque philosophique - très fine et innovante pour les années 1920.     

Rédigé par Simon Levacher

Publié dans #Histoire, #historiographie

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