La récupération de Jean Jaurès par les socialistes au pouvoir

Publié le 25 Avril 2014

En 1905, Jean Jaurès (1859-1914) affirmait déjà que les fonctionnaires « se sont aperçus que le moyen le plus efficace d'affirmer leurs droits et de défendre leurs intérêts était de rattacher leur mouvement au mouvement général d'émancipation de la classe ouvrière ». Si le même constat pouvait germer actuellement dans la caboche des syndicalistes ce serait une petite avancée. Si la mobilisation de la gauche contre une politique austéritaire pouvait voir le jour ce serait un grand désaveu pour l'équipe gouvernementale en place. Je rigolerais franchement le jour où la droite vote pour les réformes socialistes et le budget prévisionnel proposé par Valls et ses ministres. C'est un abattage complet des avancées sociales obtenues depuis le Front populaire qui est proposé. Taper sur les étudiants, sur les petites retraites, sur les classes moyennes en général pour réduire un déficit et stopper une « crise » dont les responsables sont les banques et les entreprises du CAC 40 est scandaleux. Les réformes proposées sont une honte sans précédent, un retour en arrière catastrophique. Et le pire, dirais-je, du moins la goutte qui fait déborder le vase, ce sont les références utilisées. Hollande se veut le digne héritier de Jaurès. Quant à Valls, c'est de Clemenceau (1841-1929) qu'il se veut le continuateur. Ils devraient regarder un peu mieux dans les livres d'histoire avant de s'afficher. Comme dirait un ami, les idées ne doivent pas être au service de la personne, mais la personne doit être au service des idées. C'est une nuance importante. Valls et Hollande sont en contradiction presque total avec les modèles affichés. Pourtant, ce sont des politiciens expérimentés, mais leur culture est mise au service d'une stratégie de communication sans intérêts, si ce n'est celui de leur survie politique. Payer des communicants n'aide pas au redressement de la France. C'est le jeu politique qui veut ça, je le sais bien. Rester soi-même peu aussi être une arme efficace. Être proche des gens, se montrer uni au service d'un projet est plus rassurant pour l'électorat. Cela fait un peu disparaître les individualités les plus fortes. Prendre donc des gens pour modèles, même s'ils sont morts, nécessite un peu de retenu et de décence. En lisant Jaurès, il est possible de s'apercevoir du fossé qui existe entre ses idées et l'utilisation qui en est faite aujourd'hui. Prenons l'exemple connu de la référence à Jaurès par Sarkozy. Le discours politique de l'ancien président « repose sur les principes de la communication. Les phrases sont courtes, la syntaxe sommaire. Les discours sont longs (...) »1. Bref, cela fait bien de citer des hommes du passé, « fait classe », pour le dire vulgairement. Sarkozy parvient à faire de Jaurès le « prototype d'un bon sens bien bourgeois et national, avec juste ce qu'il faut de grogne protestataire gauloise »2. Une caricature de Jaurès en fait. L'homme politique avait une certaine cohérence de pensée, dont la justice sociale est le centre. Dès lors, « un régime qui méconnaîtrait la justice ou, pire, l'étoufferait dans les faits n'aurait de socialisme que le nom et serait rejeté par Jaurès »3. N'est-ce pas ce qui se passe actuellement avec le gouvernement Valls ? Où est donc la justice sociale ? Est-ce de prendre aux pauvres pour donner aux riches ? Certainement pas. Valls ne sera jamais un robin des bois moderne. Sa vision des choses a permis à Jaurès de soutenir Dreyfus parce que, au-delà de son inscription dans la bourgeoisie, ce qu'il vit d'un point de vue humain est une injustice qui dépasse de loin le conflit de classe habituel. C'est aussi plus universel. Jaurès, c'est avant tout le défenseur d'un idéal. Chaque homme à des failles. Il en eut certainement. Pour autant, comme le rappel les auteurs d'une récente biographie, « il pratiquait encore comme les Grecs de la période classique l'attaque directe et droite »4. Cette franchise est plaisante. Et c'était un bon vivant, comme le décrit de manière savoureuse Stefan Zweig dans Hommes et destins. L'auteur autrichien a rencontré Jaurès à Paris au cours d'un dîner, tout ce qu'il y a de plus mondain. Il le dépeint comme quelqu'un de joyeux, attentionné, mais qui contient sa fougue. C'est donc un homme attachant, mais envahissant, qui reste, par certains côtés, quelqu'un de très simple. C'est avec opiniâtreté et constance qu'il défend ses idées.

Sur le socialisme, Jaurès a une analyse pertinente et intéressante. Pour exemple, dans un discours de 1911, prononcé à Buenos Aires, il est favorable à l'idée « de remplacer le régime d'antagonisme et d'anarchie économique où s'épuisent aujourd'hui tant de forces humaines, par un régime de coopération, d'association de producteurs égaux fraternellement unis ». Cette idée de coopération sociale est séduisante. Est-elle défendue par le Parti socialiste actuel ? Je ne crois pas. Elle l'est davantage par le Parti communisme ou le Parti de gauche et, dans une moindre mesure, par le Parti Europe écologie les verts. Il fait même quelques constats étonnants, mais très vrai, sur le rôle des ouvriers. Il affirme que ce sont eux qui « entrent pour une large part dans le progrès des inventions parce que ce sont eux qui chaque jour manoeuvrent les appareils et les mécanismes ». Il se projette dans l'avenir aussi, lorsqu'il espère « le jour où tous les hommes seront des individus complets, ayant dans le travail associé leur part égale de responsabilité et de direction proportionnelle à leur effort, lorsque de ces cerveaux éclairés, de ces cœurs libérés, de ces mains élevées par la noblesse du travail libre jailliront en abondance les progrès de la production et de la richesse ! ». Des souhaits et du concret. C'est bien loin de l'actuelle politique du Parti socialiste. Apparaît de plus en plus choquante la reprise d'une pensée de gauche par un Président de la république qui mène une politique en opposition presque totale avec elle. Tout ça dans une ambiance tendue où chacun cherche conserver son confortable petit siège éjectable à l'Assemblée nationale. Les députés socialistes ont l'art de faire de la contestation pour finir par se rallier à la doxa du gouvernement. Ils affichent leur désaccord par principe. Continuons le plaisir en citant un autre passage de la conférence de 1911.

Le jour où dans la société transformée tous les hommes seront des propriétaires associés, où par une série de transformations légales, les salariés et les prolétaires d'aujourd'hui coopéront avec tous, ah, le jour où (…) les organisateurs du travail ne seront plus imposés par le privilège du capital ou celui de la naissance, où ils seront élus et adoptés par leurs associés, et recevront un mandat pour être directeurs et administrateurs de la production, que l'individu sera fort ce jour-là !

J'irai plus loin, en instaurant le tirage au sort. Ainsi, seront responsable des gens à tour de rôle qui devront répondre des décisions prises devant l'ensemble des employés. Ce serait cela la démocratie directe dans les entreprises. Quoi qu'il en soi, cet exemple démontre avec force le fossé existant actuellement entre les idées de Jaurès et la politique menée par le gouvernement socialiste en France. Le choix de Valls pour remplacer Ayrault comme Premier ministre va encore renforcer la « fracture » entre la base électorale et les pontes du parti. Certes, l'idée de Hollande est de constituer un gouvernement de « combat » en affichant son opiniâtreté à mener à bien les réformes. Le problème étant que la ligne suivie, et le virage à droite, est mauvaise. Ce n'est pas le message affiché par les électeurs lors des municipales, même si qui ont votés à droite au second tour. C'est l'expression d'un « ras-le-bol », mais aussi la volonté de marquer le coup afin de ne pas négliger la gauche de la gauche. Certains l'ont compris. Ils ont été pour la plupart réélus. Taxer les classes moyennes, répétons-le, c'est d'une stupidité sans nom, pour la simple raison que ce sont elles qui consomment, elles qui permettent à la croissance de reprendre. Il y a quelques années, les Français étaient accusés d'épargner et donc de ne pas redistribuer leur argent dans le circuit. C'est une réflexion aberrante et cynique. D'une part, cette épargne est une assurance-vie pour les petits revenus. D'autre part, les riches, les actionnaires, font la même chose. Où vont les bénéfices des entreprises du CAC 40 ? Dans la poche des actionnaires, pour gonfler les « parachutes dorés », mais aussi pour payer les modiques indemnités des licenciements économiques. Jusqu'où ira leur malhonnêteté intellectuelle. Localement, les socialistes se plaignent de perdre leur électorat de gauche, même lorsque celui-ci se déporte sur une autre liste. La député de la 9e circonscription de Seine-Maritime, Grelier, a voté toutes les réformes liberticides proposées par le gouvernement. Elle a également voté en faveur du gouvernement Valls. Elle méprise par ailleurs les classes populaires et s'octroie le monopole de la gauche. Où va donc la démocratie ? Heureusement, les élections municipales ont démontrés la capacité des Français à ne pas voter de manière automatique. C'est cela que les socialistes doivent apprendre. Le vote n'est pas mécanique. Mépriser l'électorat, promettre un boulot au fils d'un tel pour avoir une voix, voilà où nous en somme en France. Et il n'y a bien sûr pas de corruption. Cela n'existe pas chez nous. Du grand n'importe quoi en vérité. Mépriser l'électorat, donc, n'a jamais fais avancer le Schmilblick.

J'encourage finalement tous ces gens à lire un peu plus souvent de l'histoire, à se renseigner sur ce qu'est une république, une démocratie, avant de débiter des conneries et avant de ne penser qu'à leur petit et insignifiant nombril. Ils savent sans doute ce que c'est, une démocratie, et aussi une république. Seulement, ils font tout pour que le peuple, lui, ne soit pas au courant que, en fait, il n'est pas dans une démocratie, mais dans une parodie de démocratie. C'est toujours mieux qu'ailleurs, c'est certains. Pour autant, je dirais plus volontiers que nous sommes dans une république oligarchique, davantage sur le modèle romain, que dans une démocratie sur le modèle grec. Dès lors que la notion de « démocratie directe » est évoquée, celui qui a l'outrecuidance de la prononcer devient un vulgaire criminel, une sorte d'ovni des temps anciens. Il passe même parfois pour un démagogue fasciste. Bref, vous aurez compris que ce n'est pas un concept pris très au sérieux par nos hommes politiques. Il faut surtout arrêter la guerre de l'amalgame et des confusions. Parler pour ne rien dire est un challenge que relève facilement nos politicards en mal de popularité. Ce n'est toutefois pas ma conception d'une société démocratique et républicaine. Ce n'est pas non plus la vision qu'en avait Jaurès, bien plus censée et humaine, portée sur la justice sociale, l'entraide et la coopération dans le travail. Celles-là ce sont des valeurs humanistes et socialistes.

1Duclert et Candar, Jean Jaurès, Paris, Fayard, « Biographies historiques », 2014, p. 513-514.

2Idem, p. 514.

3Idem, p. 542.

4Idem, p.543.

Rédigé par Simon Levacher

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